Ça s’est passé comme une révolution, mais pas du tout sanglante, juste quelques feux de maisons secondaires, un peu de bruit, les gens qui descendent dans le port et se rassemblent, le message qui passe et l’afflux de toute la population des hameaux excentrés du port qui se rameute à son tour. Il fallait voir ça, une cohorte de vélos qui filaient dans la nuit, vers
les lumières de Port-Joinville, alternant entre les silences essoufflés, les rires et les discussions. Le sms qui avait déclenché ce mouvement se résumait à : « Ils ont cramé la maison du roi des petits-pois, rassemblement au port, déjà 1000 personnes, on largue les amarres. »

Depuis des années, le Front de Libération Islais martelait ce slogan, « on largue les amarres » avec la volonté affichée de se détacher de la patrie continentale, reprendre la main sur l’immobilier de l’île devenue à 50 % secondaire et redonner à la pêche du thon son lustre d’antan.
Et à vrai dire, ils faisaient chier à peu près tout le monde hormis quelques vieux nostalgiques, des pêcheurs frustrés par les quotas de Bruxelles et
les laissés-pour-compte de l’économie touristique et de son ruissellement de pépettes. Ça a duré comme ça durant des années, et quoi que l’on en dise, c’était une période florissante, les actions du FLI prêtaient plus à rire qu’à pleurer.
Le plus haut fait d’armes de l’organisation ayant été l’attaque du petit train touristique en 1981, une dizaine de mecs en slip de bain bleu et jaune, masques et tubas qui se jettent sur le train en dispersant de la peinture à l’eau sur les Parisiens qui se baladaient à bord.

Quarante ans plus tard, après avoir construit tant que l’espace le per- mettait et vendu des maisons à prix d’or, la génération dorée a commencé à se rendre compte qu’elle avait tiré une balle dans les pieds de ses enfants. Passé le temps des études, celles et ceux qui désiraient revenir sur l’île se trouvaient confronté à un marché du logement bouché avec des locations rares et onéreuses, et des prix à la vente inaccessibles.

Le ras-le-bol commençait donc à se faire sentir. Sur le continent, les gilets jaunes avaient éveillé les braises de la révolte des gens qui ont suivi l’air du temps et les grandes injonctions sociétales avant de se sentir dindon. Sur l’île, la même déception était à l’œuvre. 


Malgré tout, les réunions du FLI n’attiraient pas les foules. Alors, ce 12 octobre 2019, « on largue les amarres » a sonné l’appel pour tous ceux qui désiraient autre chose que pêcher du thon sans quota et cramer des maisons. Si mille personnes étaient déjà en train de remuer le port, plus personne ne pouvait se tenir à l’écart du mouvement et risquer de laisser le FLI dominer le débat.

En fait, tout ça est parti d’une bande de jeunes plutôt portés sur la fête. En pleine pénurie de drogue, pas moyen d’apaiser les ressentiments, pas d’échappatoire à la réflexion. Une d’elle s’occupait de la maison secon- daire du roi du petit-pois : tondre la pelouse, allumer les lumières de temps en temps, veiller que tout se passe bien. Sauf que ce jour-là, le mec lui avait téléphoné pour l’incendier. La colère a pris le dessus. Ils sont allés dans la baraque du roi, et puis ils l’ont incendié, en vrai.

Quelques pétards plus tard, toute l’île était dans la rue, comme en été, rassemblés sur les quais, de plus en plus ivres et de plus en plus convaincus que l’avenir de l’île se jouerait sans l’État français.

Le lendemain un filin tendu bloquait toute entrée ou sortie du port, les hélicoptères étaient cloués au sol et Neptune, la radio locale, diffusait en boucle les appels et lieux de rendez-vous pour participer aux groupes de travail et commissions constituantes de la future République Islaise.
Le temps de la construction était venu.


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